Chacun son tour

Le moment tant redouté par Sylvain était presque arrivé. C'était pour le lendemain matin à neuf heures précises, la rencontre avec l'équipe du cabinet conseil en recrutement. Depuis toujours, Sylvain avait eu peur de l'existence, peur de lendemains qui pouvaient réserver on ne sait quelles surprises, quelles illusions cruellement démenties. Mais plus encore que dans les autres domaines, il avait peur de son entrée sur le marché du travail. Peut-être était-ce ce qui l'avait poussé d'année en année à poursuivre des études auxquelles il ne portait pourtant qu'un intérêt relatif, en tant qu'apport personnel s'entend, car il s'y investissait à fond, visant une brillante carrière.

Selon un ancien calcul à long terme, il avait choisi la filière gestion qui offrait, semble-t-il, un excellent rapport difficulté / salaire / réussite sociale. Dans la même optique, il avait préféré l'université aux grandes écoles, ce qui permettait de contourner le bagne des classes préparatoires. Bien sûr, dans le choix de l'université, il avait fait preuve de discernement et avait opté pour l'ancien bâtiment du commandement intégré de l'OTAN, la jeune et dynamique université de Paris IX-Dauphine, nouvelle rivale des grandes écoles de commerce traditionnelles.

Sorti l'été dernier muni d'une maîtrise de gestion complétée par un diplôme comptable d'études supérieures préparé seul, il finissait actuellement son service national. Il possédait de nombreux atouts pour réussir la carrière qu'il ambitionnait et avait confiance dans ses capacités. La seule inquiétude qui subsistait en lui était de ne pas parvenir à convaincre un hypothétique employeur de sa valeur. Il avait toujours été d'un naturel anxieux et durant toute sa scolarité, il avait vécu dans la terreur d'un éventuel et peu probable, mais possible échec.

Maintenant qu'il avait franchi tous les obstacles, il ne restait plus que celui de l'embauche, et bien sûr, il cristallisait ses angoisses sur ce moment. Là aussi, il avait cherché à mettre toutes les cartes dans sa manche. Il avait décortiqué de nombreux ouvrages traitant de l'art et de la manière de tourner une lettre de présentation. Il avait assisté à de multiples conférences sur le meilleur moyen de rédiger et de présenter un curriculum vitae. Les premiers envois qu'il avait effectué étaient de véritables oeuvres d'art dans ce domaine, des chef-d'oeuvres d'équilibre et de recherche. La concurrence devait certainement être rude car les réponses reçues avaient jusqu'à présent été négatives, sauf une. Malheureusement, il s'agissait du pire cas de figure qu'ait pu imaginer Sylvain, puisque l'examen des candidatures se faisait par un cabinet de recrutement. Un cabinet portant un nom étrange : DUCK. Il devait probablement s'agir d'initiales. Vraiment, ces cabinets étaient prêts à tout pour se distinguer. Mais l'annonce était alléchante. Elle proposait un poste laissant espérer une évolution rapide et surtout un salaire annuel de départ de plus de 160.000 francs, ce qui était relativement inespéré, même pour un jeune loup aux dents longues, un de ces futurs jeunes cadres dynamiques, produit de la décennie écoulée.

Dès la réponse du cabinet de recrutement qu'il avait reçue une semaine plus tôt, Sylvain s'était préoccupé de la présentation qu'il conviendrait d'adopter. Impossible de se rendre à la sélection dans les habituels jeans râpés qu'il affectionnait. Il avait donc dû faire l'emplette d'un costume. Il avait porté son choix sur un costume fantaisie mais de bon aloi, d'excellente qualité et qui devait donner de lui l'image du jeune cadre dynamique qu'il se devrait d'être s'il venait à être embauché. Le costume avait été payé par sa petite amie qui l'entretenait depuis le début de son service national. Cette dernière avait de plus dû compléter la panoplie par une chemise, une cravate, une ceinture et des chaussettes assorties au costume. Heureusement que Fabienne était là, sinon Sylvain se demandait comment il aurait pu se présenter sous un aspect convenable devant les consultants.

Même le noeud de cravate lui avait posé des problèmes puisqu'il n'avait jamais eu à en mettre durant ses vingt-trois premières années. Comme il avait honte d'avouer son ignorance en la matière, il avait dû passer des heures à essayer des centaines de combinaisons avant de réinventer seul ce fameux noeud, à la simplicité pourtant enfantine. Dès lors, il était fin prêt à affronter ses juges, quoique depuis deux jours ses viscères le travaillassent avec une telle intensité qu'il se rendait aux toilettes tous les quarts d'heure. Cela laissait présager de nombreux problèmes le lendemain, car il ne serait certainement pas possible de s'absenter aussi souvent pour se soulager.

Le condamné attendant de passer sous la guillotine ne devait certainement pas passer une journée pire que celle de Sylvain. Il dormit si peu qu'il convient à peine de le mentionner et s'éveilla avec la certitude d'être totalement incompétent dans la matière qu'il avait pourtant fouillée pendant quatre années. S'il ne s'était pas fait violence, il aurait même renoncé à se rendre à l'entretien, certain qu'il était de se voir écarter. Quoiqu'il en soit, il se prépara peu à peu. Il se récura jusqu'aux os, se parfuma discrètement, et passa une heure devant le miroir avant que chaque cheveu se résigne enfin à conserver la place qui lui était attribuée. Puis il partit la mort dans l'âme, se munissant d'une mallette pratiquement vide destinée uniquement à lui donner une certaine contenance.

Le cabinet se trouvait dans une tour de La Défense, qu'il localisa sans trop de difficulté. Dans le hall, il y avait une plaque indiquant l'étage et Sylvain emprunta l'ascenseur. Lorsque les portes s'écartèrent sur le couloir du quinzième étage, Sylvain crut que son coeur allait éclater. Sa respiration était courte, ses gestes saccadés, ses jambes molles, et il devait ressembler à un moribond si sa figure était bien aussi pâle qu'il se l'imaginait. Il longea le couloir et finit par trouver la bonne porte. Celle-ci portait l'inscription : "Salle d'attente, entrez sans frapper". Il poussa la porte et déboucha dans une pièce anodine, moquette au sol, quelques fauteuils moelleux, une table basse portant un petit lot de revues. Trois autres garçons lui jetèrent un regard mauvais dès qu'il franchit le seuil. Il ne pouvait s'agir que des autres candidats qui avaient été retenus pour le poste. Sylvain s'assit sur un des fauteuils resté vacant. Il vit alors que l'une des cloisons était couverte d'une glace démesurée, probablement sans tain, et par laquelle les mimiques des postulants devaient être soigneusement détaillées. Dès maintenant, le problème de l'attitude à adopter se posait.

L'idéal était évidemment d'opter pour une position décontractée sans paraître désinvolte. Il ne fallait ni rester les fesses en équilibre au bord du fauteuil, ni s'avachir maladroitement dans les coussins. Sylvain s'assit et croisa les jambes avant de pouvoir réfléchir à ce sujet. Puisque les autres lisaient des magazines, il ne put s'empêcher de se pencher vers la pile. Il y avait quelques hebdomadaires de gauche : à proscrire dans le doute. D'ailleurs, pensa-t-il, serait-il meilleur de prendre un hebdo de droite ? Ne serait-ce pas faire preuve d'un classicisme d'esprit mal venu ? Il prit un risque en saisissant un Playboy glissé là d'une façon sûrement très calculée. C'était bien là faire preuve de modernisme mais il pouvait aussi bien passer pour un voyeur, un jouisseur incapable de maîtriser ses sens et peu sérieux. Enfin, le choix était fait, il n'avait plus qu'à feuilleter le magazine d'une façon étudiée : ne pas éviter les pages consacrées aux femmes nues, ce qui aurait fait la preuve d'une hypocrisie évidente, mais ne pas s'y attarder plus que nécessaire.

Les quatre candidats faisaient mine de s'ignorer superbement depuis une dizaine de minutes lorsqu'une porte s'ouvrit et qu'une jeune femme très élégante, au physique de rêve, passa son buste à l'intérieur de la pièce. Elle s'enquit :

- Monsieur Tardiveau ?

Le garçon qui se trouvait à la gauche de Sylvain se leva tout en posant discrètement la revue qu'il tenait. Il suivit la jeune femme dans l'autre pièce et la porte se referma sans bruit. Les trois autres s'observèrent à la dérobée, puis se replongèrent dans leur lecture, chacun se concentrant sur la stratégie à suivre puisqu'ils avaient affaire à une femme, jolie de surcroît. En feuilletant le magazine, Sylvain trouva que la jeune femme qui était venu accueillir le premier candidat présentait une ressemblance frappante avec celle qui se trouvait déshabillée sous ses yeux. Comme il était évidemment impossible qu'il s'agisse de la même personne, il écarta l'idée.

Après une vingtaine de minutes, le premier candidat revint dans la salle d'attente et un second suivit alors la jeune femme. Sylvain tenta de lire sur le visage du premier passé, mais celui-ci restait impénétrable. Après un temps qu'il jugea suffisant, Sylvain changea de magazine. Ce fut bientôt le tour du troisième candidat. Sylvain commença à s'angoisser davantage, si cela était possible. Enfin, arriva son tour. Il suivit la jeune femme, décomposé. Il se faisait l'impression d'un manche à balai dans un sac de pommes de terre. Après y avoir été invité, il s'assit dans l'unique fauteuil face au bureau de la jeune femme. Il nota qu'ici aussi, une cloison était constituée d'un immense miroir. Tout de suite, son interlocutrice le mit à l'aise. Ils parlèrent de choses et d'autres. Sylvain se décontracta un peu. Il reprenait confiance. Ils abordèrent quelques problèmes techniques tels que les régularisations ou l'annulation des marges lors des procédures de consolidation. Sylvain s'en tira avec facilité malgré ses appréhensions.

Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de penser à la ressemblance avec la fille du magazine et il fut gêné de constater qu'il était victime d'un état ne cachant rien de son excitation. Il craignait d'être découvert lorsqu'il se lèverait. Rapidement, l'entretien prit fin. La jeune femme lui annonça qu'ils allaient tous manger ensemble, puis qu'ils auraient un entretien supplémentaire approfondi l'après-midi, avec une psychologue du cabinet.

Ils rejoignirent les autres candidats dans la salle d'attente et se dirigèrent vers l'ascenseur. Ils gagnèrent ensuite une salle de restaurant située au sommet de la tour et d'où on pouvait embrasser une large partie de la capitale du regard. En entrée, il fut servi un pamplemousse. Sylvain comprit qu'il subissait le coup classique du plat difficile à absorber proprement, destiné à déterminer si les candidats sauraient se tenir à table face à des clients éventuels, dans l'avenir. Il s'en tira assez bien et le calvaire continua lorsqu'ils reçurent ensuite de la cervelle. Il était gâté, lui qui avait horreur de ça.

La jeune femme ne paraissait pas penser au travail et tentait, semble-t-il, de les entraîner sur des terrains dangereux tels que des problèmes de politique intérieure. Sylvain s'imposa de faire preuve d'une neutralité détachée vis-à-vis de ces problèmes insolubles. Après s'être détendu autour d'un café, ils redescendirent tous les cinq dans la salle d'attente. La jeune femme disparut dans son bureau. Les quatre candidats se dévisagèrent sans aménité.

Après quelques minutes, une seconde jeune femme, probablement la psychologue, aussi séduisante que la première, vint chercher un candidat. Ils observèrent le même ordre que le matin et le nommé Tardiveau lui emboîta le pas. L'entretien fut un peu plus long que le précédent puis le garçon revint et un second lui succéda. Le premier passé avait un air bizarre, le visage rouge et le regard désemparé. Sylvain en conclut que l'entrevue n'avait pas dû être favorable pour lui. Il pensa que ses chances étaient d'autant augmentées, idée qui se confirma lorsque le second réapparut dans un état identique. Les deux premiers se jetèrent un regard qui en disait long et Sylvain se demanda ce qu'il allait endurer. Il se prépara à faire face aux questions les plus insolites, essayant par l'auto-persuasion de se blinder contre toute tentative visant à le désarçonner. Ce fut alors son tour.

Il suivit la jeune femme, détachant difficilement son regard de sa croupe ondulante. La première chose qu'il constata en entrant dans le bureau, ce fut que le fauteuil du candidat avait disparu, remplacé par une cuvette de WC étincelante. Il prit le parti de faire comme si de rien n'était et s'assit dessus quand il y fut invité. Tout de suite, la psychologue lui posa les questions les plus indiscrètes, lui faisant comprendre que tous les quatre présentaient des connaissances équivalentes et suffisantes, et qu'il allait falloir les départager d'une autre manière. Sylvain répondit aux questions en affectant un certain détachement. Après une dizaine de minutes passées à se tortiller sur l'incommode cuvette, la psychologue demanda à Sylvain s'il se sentait capable de se mettre nu avec elle, et de mimer un canard tentant de séduire une femelle, rôle qu'elle tiendrait. Il craignit tout d'abord de n'avoir pas compris, mais fut tout de suite détrompé lorsque la jeune femme commença à déboutonner son corsage. Il comprit alors l'origine de l'air bizarre des autres candidats en ressortant du bureau. Il était évident qu'ils s'étaient tous exécutés et qu'il devait faire de même s'il ne voulait pas être éliminé. Il entreprit de se dévêtir, n'osant pas fixer son interlocutrice. Celle-ci avait déjà fini et se mit à marcher à quatre pattes sur la moquette, cancanant doucement. Elle avait un corps superbe et Sylvain en fut époustouflé. Il se dépêcha de finir de se déshabiller et se mit à son tour à quatre pattes. Puis il entama ce qui lui parut se rapprocher le plus de la danse de séduction de l'animal considéré, cancanant à son tour, et dodelinant des fesses, comme il l'avait observé à "la vie des animaux". Après quelques minutes de ce manège absurde, la psychologue se releva et lui déclara qu'il pouvait se rhabiller. Elle fit de même. Elle demanda alors à Sylvain de retourner à côté, les observateurs ayant à délibérer sur le choix le plus opportun. Il regagna la salle d'attente, honteux de croiser le regard des autres candidats. Il était vraiment invraisemblable que l'on doive en arriver à de telles extrémités pour trouver un emploi.

Les quatre postulants patientèrent plus d'une heure avant de s'inquiéter. Après en avoir discuté ensemble, l'un d'eux alla frapper à la porte du bureau. Il n'y eut pas de réponse. Après avoir quêté un soutien du regard, le garçon entrebâilla la porte et passa la tête à l'intérieur. Il se retourna pour annoncer qu'il n'y avait personne, puis il entra. Les autres le suivirent. Lorsqu'ils pénétrèrent dans la pièce, ils virent que le premier s'était approché du bureau, qu'il avait saisi une feuille posée sur celui-ci et qu'il la lisait. Son regard se fit incrédule, et il tendit enfin le papier aux trois autres qui le lurent avidement. C'était une lettre qui était rédigée de la façon suivante :


Messieurs

Avez-vous le sens de l'humour, c'est une chose qui de toute façon n'a pas beaucoup d'importance. Autant vous l'avouer dès maintenant, vous avez été les victimes d'une farce. Rien de très méchant puisque vous en sortez indemnes.

Mon amie et moi sommes deux mannequins, vous savez, de ces filles que l'on déshabille à loisir et à qui l'on fait tenir le rôle d'idiotes consommées. Nous avons imaginé de monter cette petite comédie pour vous donner une idée de ce que cela peut faire d'être "objetisé" pour de l'argent. Car dans votre cas, à la clé se trouvait un emploi rémunérateur.

Eh bien, voyez-vous messieurs, vous qui nous dévêtez pour le plaisir des yeux et qui riez de nous manipuler aussi facilement, vous aussi êtes prêts à le faire, et même à vous ridiculiser bien davantage. Ah qu'elles sont jolies les futures têtes pensantes de notre société !

Merci encore de nous avoir procuré ce moment de plaisir et que cela vous serve de leçon. Bien sûr, vous pourriez avoir envie de vous plaindre sous le coup de la vexation, mais désirez-vous vraiment voir diffuser ce film où vous vous dandinez tout nu à quatre pattes ?

Bien amicalement.

xxxxxxxxxxA.S.B.xxxxxL.D.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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