Dernier souvenir

Tristan avait fait la connaissance de la famille Latour une dizaine d'années auparavant, lorsque ces derniers étaient venus s'installer dans la rue où ils habitaient depuis qu'il était tout petit. Monsieur et madame Latour avaient un fils de cinq ans quand ils arrivèrent. Tristan en avait alors huit et ne s'intéressa pas à ce garçon nommé Laurent. Par contre, Tristan avait un frère plus jeune, Bernard, qui lui avait six ans. Bernard et Laurent furent vite deux bons camarades de jeux. Bernard allait souvent s'amuser dans le jardin du pavillon des Latour où se trouvaient un bac à sable et un portique supportant une balançoire et plusieurs agrès. Ce fut la raison qui décida enfin Tristan à fréquenter le jeune Laurent qu'il considérait comme un gamin, mais qui offrait de nombreux avantages.

D'ailleurs, la famille Latour était très accueillante et elle encourageait toute une bande d'enfants à venir jouer chez eux avec leur fils, préférant le voir en sécurité dans le jardin plutôt qu'à traîner dans la rue. Comme les Latour rémunéraient régulièrement un certain nombre de petits travaux comme les commissions, le lavage de leur voiture ou l'arrachage des mauvaises herbes dans les plates-bandes, vous imaginez facilement le nombre de gamins qui les envahissaient, attirés par ce mécénat inespéré.

Mais ils ne s'en plaignaient pas, bien au contraire, et la bande turbulente se répandit aussi dans le pavillon où elle pouvait disposer d'une impressionnante collection de bandes dessinées. Fait non négligeable, madame Latour, répondant au prénom de Denise, et qui était une jolie blonde de trente ans, achetait une grande quantité de revues où étaient déshabillées de jolies jeunes filles malicieuses. Les petits garçons pouvaient donc en profiter pour découvrir certains mystères qui les préoccupaient, chose impossible dans leurs propres foyers.

Il y avait encore une autre source d'intérêt chez les Latour. Avant de rentrer en France, ceux-ci avaient vécu en Afrique. Emile Latour était tout d'abord né en Indochine où il avait passé quelques années mouvementées, y ayant entre autres été déporté dans un camp de concentration japonais durant la seconde guerre mondiale. Il avait ensuite été s'installer en Afrique où il chassait le crocodile après avoir dirigé pendant plusieurs années une exploitation forestière. Il prenait beaucoup de plaisir à émerveiller la bande d'enfants par le récit de ses exploits qu'il poursuivait des heures entières, avec de surcroît un talent confirmé d'affabulateur. C'est là-bas qu'il avait rencontré sa future femme. Ils avaient fini par rentrer en France métropolitaine lorsque après un conflit avec les autorités locales, Emile Latour s'était vu supprimer sa licence de chasse.

Tout doucement, les enfants avaient grandi. Quelques années plus tard, Emile Latour avait appris à Tristan, Laurent et Hervé, un camarade, à jouer aux tarots. Emile était en effet un passionné de ce jeu, ce que les amateurs comprendront. Les trois garçons disputaient de longues parties, se poursuivant tard dans la nuit, avec Denise et Emile Latour. A force de la voir, Tristan était naturellement tombé amoureux de la jolie Denise Latour, mais il n'osa jamais en parler. Quoiqu'il en soit, elle occupa longtemps la place principale dans ses fantasmes d'adolescent.

Les Latour, qui comme on le voit constituaient un foyer très accueillant, avaient pour habitude d'héberger des amis en déplacement. Ils recevaient en particulier de nombreux enfants de leurs relations résidant encore en Afrique et qui venaient passer des vacances en France. C'était l'occasion pour les garçons de rencontrer de nouveaux camarades qu'ils enviaient de pouvoir vivre dans d'aussi vastes espaces toujours ensoleillés. C'est ainsi qu'un jour, alors que Tristan avait seize ans, que les garçons firent la connaissance de Sheila.

La jeune fille, qui avait dix-neuf ans, arrivait tout droit du Gabon. Elle était née en Angola d'une mère portugaise et d'un père libanais. Les garçons, qui avaient jusqu'alors eu un préjugé contre les deux nations en question, l'oublièrent dès qu'ils virent la jeune fille. Celle-ci était naturellement très brune. Elle possédait des traits d'une finesse extraordinaire et, ce qui ne gâtait rien, un corps superbe. Toujours prête à rire, elle ne méprisait pas ces garçons plus jeunes qu'elle, contrairement à la détestable habitude des adolescentes se croyant femmes. Ils en tombèrent tous immédiatement amoureux.

Très vite, il devint évident que Sheila avait un petit faible pour Tristan. Il en fut le premier surpris. Il était à la fois réjoui et embarrassé. Il était fier de rendre les autres jaloux, mais la situation le plaçait dans une situation délicate.

Maintenant qu'il avait tous les atouts dans sa manche, il lui fallait nécessairement en tirer parti, faute de quoi il serait ridiculisé. Il devait donc séduire Sheila, mais sans avoir la moindre idée de la manière dont il s'y prendrait. Il n'avait que très rarement embrassé une fille et jamais l'opération n'avait acquis une telle importance. De plus, malgré l'évidence, Tristan craignait l'échec et la honte qui l'accompagnait. Sheila était arrivée depuis quinze jours et la situation demeurait stationnaire. Les autres commençaient à se moquer ouvertement de Tristan, à défaut de pouvoir prendre une place enviée.

Mais enfin, ce qui devait arriver arriva. Un soir où les trois garçons s'étaient rendu au cinéma avec Sheila, ils en revenaient à pied. Sheila ne cessait de faire allusion à un couple qui avait eu beaucoup de peine à se former, dans le film. De plus, elle se glissait derrière Tristan, et sous prétexte de le chatouiller, elle lui saisissait la taille ou lui passait le bras autour du cou. Ce dernier était complètement terrifié et se lamentait intérieurement de son incompétence. Alors que Sheila venait de nouveau de le saisir par le cou, Tristan se retourna. Son coeur fit un bond lorsqu'il vit le visage de Sheila à quelques centimètres du sien. Sans qu'il ait compris quoi que ce soit, il se retrouva à l'embrasser passionnément.

Une fois que Tristan eut commencé, il ne voulut plus s'arrêter, et comme Sheila s'y prêtait de bonne grâce, les deux autres leur faussèrent compagnie. Ils mirent deux bonnes heures à franchir le kilomètre qui les séparait de chez eux. Chaque arbre, chaque mur où s'adosser était prétexte à un nouveau baiser fougueux.

Tristan prenait de l'assurance et caressait les seins de Sheila qu'il avait complètement dénudés, profitant de l'heure tardive et de l'absence de passants. Lui-même dans un état proche de l'apoplexie, il jouait à exciter Sheila en lui frottant sa jambe entre les cuisses. Lorsqu'ils furent enfin arrivés, ils ne se séparèrent pas. Sheila entraîna Tristan dans la chambre qu'elle occupait au sous-sol du pavillon de la famille Latour. Il n'eut rien à faire et Sheila le prit entièrement en charge. Elle commença par le mettre nu, le caressant délicatement. Ensuite, elle fit de même et pour la première fois, Tristan vit une vraie femme nue. Sheila prit tout son temps, cherchant à ne pas effrayer un Tristan paralysé, et doucement, elle lui fit l'amour. Après s'être reposés, ils recommencèrent, puis encore, et encore... puis ils s'endormirent.

Le matin, Denise Latour vint réveiller les amoureux en leur apportant le petit déjeuner au lit. Elle avait l'air très heureuse pour Tristan, mais ses allusions restèrent chastes. D'abord confus, Tristan ne put ensuite résister à une vantardise de bon aloi, encouragé par Sheila. L'après-midi, il fut moins délicat avec ses camarades, maintenant qu'il était un homme, lui.

Les jours qui suivirent, Sheila et Tristan furent peu visibles. Ils restaient des heures cloîtrés dans la chambre, encore que le terme ne soit pas le plus adéquat, n'en sortant que pour manger, et encore. Peu à peu, Tristan acquérait de l'expérience et prenait les opérations en main. L'après-midi, il ne pouvait résister au plaisir d'embarrasser Sheila, qui manifestait son plaisir très bruyamment, alors qu'il y avait du monde à l'étage ou dans le jardin. Mais personne ne leur reprochait rien. Le temps s'écoulait confortant Tristan dans son sentiment de plénitude. Sheila l'initia à de nombreuses facettes de l'amour et Tristan ne pouvait plus passer une minute séparé d'elle.

Mais le drame de ces amours de vacances, c'est que si elles sont souvent plus magnifiques que les autres, elles ont aussi un terme rapide. A la fin du mois, Sheila devait regagner le Gabon. Elle commença à y préparer Tristan en lui expliquant que ce qu'ils avaient connu était merveilleux, mais qu'ils ne pouvaient rester ensemble, par la force des choses. Elle lui révéla que là-bas, elle avait un petit ami auquel elle tenait beaucoup. Choqué, Tristan fit semblant d'être adulte, mais il était complètement abattu par l'idée d'une séparation. Quoiqu'il en soit, celle-ci était inéluctable.

D'un commun accord, pour en atténuer les effets, les deux amoureux décidèrent que Tristan n'accompagnerait pas Sheila à l'aéroport. Comme elle prenait l'avion très tôt le lendemain, ils se firent leurs adieux la veille au soir, et après avoir une dernière fois fait l'amour d'une façon inoubliable, ils se séparèrent définitivement, sans dormir ensemble. Ils ne devaient plus jamais se revoir.

Sheila partie, Tristan ne fut plus que l'ombre de lui-même. Il ne voulait plus voir personne et restait prostré de longues heures, inconsolable. Il ne possédait ni l'adresse, ni même la photo de Sheila, puisque celle-ci avait décidé que ce serait plus facile ainsi. Tristan ne trouvait plus rien à quoi se raccrocher.

Quelques jours après le départ de Sheila, alors que Tristan se trouvait sous la douche, il nota une petite plaie inquiétante sur son sexe. Tout de suite, il comprit que c'était là le dernier souvenir que lui avait laissé Sheila.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

icone accueil du site icone accueil de la section