Le bouffon

Je prends cette feuille pour m'occuper en plein délire. Ce sera un bon moyen de passer le temps puisque je ne peux pas dormir. Je suis tellement imbibé d'alcool que je ne peux pas réussir à trouver le sommeil. Tout tourbillonne dans la chambre si j'ai le malheur de m'allonger et de fermer les yeux. Alors je vais écrire une petite histoire et je la finirai dans quelques jours, si tout se passe comme je le pense (je suis d'ailleurs sûr de ne pas me tromper, mais je ne peux pas dormir). Venons-en au fait et essayons de garder les idées claires, ce qui risque de ne pas être facile.

Je vais donc tenter de commencer par le début de cette insignifiante petite histoire. Je précise que nous sommes aujourd'hui mercredi afin que chacun puisse s'y retrouver et surtout moi. Cette péripétie va donc débuter samedi après-midi, en principe. J'étais avec toute la bande chez Tricpa. Tricpa, ça veut dire Patrick, mais en verlan, voyez-vous. Ce pseudonyme lui va à ravir puisqu'il est éjaculateur précoce et que donc il ne trique presque pas. Mais ne nous égarons pas.

Donc, tout le monde était dans le grenier. La bande dont je fais partie est une sorte de ramassis hétéroclite de jeunes désoeuvrés : lycéens, étudiants, chômeurs, petits dealers, trafiquants de pièces détachées et d'autoradios... On peut considérer un tel ensemble comme un groupe de loulous de banlieue, mais nous ne sommes vraiment pas méchants. Seuls les vieux ont peur de nous.

Quoique. Maintenant que j'y réfléchis, les autres aussi ont peur.

Mais nous, nous savons que nous ne sommes pas très dangereux. La preuve : les flics ne nous gardent jamais longtemps lorsqu'ils nous embarquent. Une nuit au poste et circulez, y'a rien à voir.

Donc la bande se trouvait dans le grenier de Tricpa. Soyons clairs. Le grenier de Tricpa est celui des vieux de celui-ci, mais ils ne sont pas trop regardants et nous pouvons y faire tout ce que nous voulons. Nous sommes tout le temps fourrés dans cette immense pièce à siffler des bières ou à rouler des joints, quand ce n'est pas pour gonfler des bécanes volées.

Nous devions être une vingtaine là-dedans, à dix ou quinze près. Comme nous n'avions rien de particulier de prévu, comme c'est généralement le cas, nous vidions consciencieusement des litres de la bière des stars (pub). Personnellement, je devais en être à quatre ou cinq litres, à deux ou trois près. Croyez-moi, la bière c'est pas fort, mais ça ballonne dur, surtout mélangée avec le rhum dont nous avions piqué cinq ou six flacons en allant chercher les bouteilles.

Nous étions donc dans un état d'éthylisme assez avancé, euphémiserons-nous. Comme d'habitude, nous avions exécuté quelques petits pogos (tout le monde se précipite sur ses voisins en s'efforçant de les faire tomber, si possible en leur faisant mal). Nous avions aussi effectué un destroy (il s'agit de casser ce qui est cassable : vieille canettes, bouts de planches, vieilles caisses...).

Régulièrement, il fallait aller se vider dans le seau. J'explique. La bière, il faut en boire de grandes quantités pour distiller suffisamment d'alcool. Alors il faut pisser souvent. Si souvent que ça devient embêtant de descendre aux toilettes. Comme nous ne sommes pas des bêtes, nous avons décidé de ne pas pisser dans le grenier, ce qui finirait par être désagréable.

Nous avons posé un grand seau dans un coin. Comme cela, il suffit de le descendre de temps en temps, quand il est plein. Ce seau a d'ailleurs été ce jour-là à l'origine d'une crise de rire pas possible. Figurez-vous qu'une des petites connes était restée coincée dedans.

Petite mise au point pour les non-initiés : "petites connes" est un terme générique servant à désigner les petites connes que chacun a déjà pu rencontrer, ça pullule. Ces petites connes sont donc des gosses de quinze-seize ans que nous recrutons à la sortie du lycée. Comme nous sommes les terreurs du coin, elles sont des tonnes à rêver qu'on s'intéresse à elles. Alors régulièrement, nous en ramenons une fournée sur les bécanes et nous les faisons monter dans le grenier pour jouer avec. Le jeu, ça consiste principalement à les sauter. Bien sûr, elles ne sont pas toujours d'accord, compte tenu que souvent ce sont des pucelles, mais quand elles sont bourrées, tout devient possible. Nous établissons un roulement et quand tout le monde les a eues, nous allons les changer. Les parents n'imaginent pas ce que peuvent faire leurs gamines le samedi après-midi. On arrive à leur faire faire n'importe quoi : avec deux ou trois litres de bière ou un ou deux pétards, elles s'allongent partout, elles se promènent à poil et s'enfilent mutuellement les canettes. Moi, à la place des parents, je surveillerais les gamines. Enfin, nous, ça nous arrange.

Donc, cet après-midi là, nous avions ramassé cinq ou six petites connes qui avaient raconté à papa-maman qu'elles allaient à une boum chez Machine. Comme nous, elles étaient complètement bourrées, voire pire. Personnellement, j'avais du m'en taper trois ou quatre, mais lesquelles, je n'aurais pu les reconnaître. A part une vierge que j'avais initiée en douceur, après quoi l'Ecolo lui avait fait découvrir d'autres voies vers le plaisir (question de parler parce que compte tenu de l'état de la môme, tout le plaisir fut pour l'Ecolo).

Il va sans dire que comme les gamines boivent autant que nous, elles aussi sont nécessairement poussées à se servir du seau dès qu'elles ont l'esprit assez obscurci pour perdre toute pudeur. C'est là que nous nous sommes pris la crise de rire dont j'ai parlé plus haut. Une des petites connes, après s'être soulagée, s'est aperçu qu'elle ne pouvait plus sortir ses fesses du seau. Quand nous nous en sommes rendu compte, nous nous sommes étonnés de ne pas avoir eu l'idée plus tôt et nous l'avons définitivement calée en la poussant fortement par les épaules. Au début, elle a un peu râlé que ça lui piquait les fesses, mais elle était tellement soûle qu'elle a fini par se faire une raison et qu'elle s'est même endormie là-dedans. Lorsqu'on a vu qu'elle ne sortirait pas, plutôt que de la retirer de là, nous avons continué à utiliser le seau comme si de rien n'était, et ses copines aussi : vraiment, la crise de rire. C'est à ce moment là que quelqu'un a sonné à la grille.

Tricpa est parti voir qui c'était et comme il ne remontait pas, je suis descendu avec Mich et Rocco. Tricpa était en train de parler avec une espèce de guignol qui réclamait je ne sais quoi qui lui était dû. Il était sur une sorte de bécane toute désossée. Comme ses tatouages étaient ridicules, je n'ai pas pu m'empêcher de me foutre de sa gueule. J'ai fini par bricoler un peu sa bécane en déréglant les rétros et l'allongement des câbles. J'ai fini par balancer son bouchon de réservoir dans l'égout pour l'emmerder et le mec s'est tiré quand il a vu qu'il en arrivait d'autres. Tricpa m'a dit que j'étais con de provoquer des Hell's mais je me suis marré en disant que c'était un bouffon. Ensuite, nous sommes remontés dans le grenier pour finir la fête. Nous avons liquidé le reste de bière après quoi nous avons balancé les petites connes dehors, y compris celle qui empestait à mort et nous sommes rentrés chez nous.

Cet après-midi, mercredi, nous nous sommes tous réunis de nouveau dans le grenier avec une provision de bière, la routine quoi. Comme d'habitude, nous avons dansé le pogo, et fait un petit destroy. Comme nous n'avions pas pu acheter beaucoup de bière, nous nous sommes vite ennuyés et nous avons inventé un nouveau jeu : les combats de petites connes. La règle est la suivante : nous avons mis deux petites connes à poil et nous leur avons donné à chacune une canette vide. La première qui arrivait à sodomiser l'autre avec sa canette avait le droit de la peindre avec une bombe de peinture métallisée. Nous avons organisé deux combats, après quoi je suis parti parce que j'avais du boulot à faire pour le lendemain.

J'étais arrêté à un feu rouge, les bras croisés sur le guidon de ma mob et la tête posée dessus, histoire de récupérer un peu, lorsque j'aperçois le bouffon de l'autre jour qui s'approche avec un air mauvais. J'ai tout de suite senti qu'il mijotait un sale coup et j'ai mis la bécane sur béquilles afin d'avoir les mains libres. Presque aussitôt, alors que je n'étais pas encore descendu, le type s'est jeté sur moi. Heureusement, après un moment de flottement et malgré l'alcool, j'ai pu reprendre mon équilibre. Ca a été assez vite fait, et bien qu'il ait réussi à me toucher deux ou trois fois, j'ai fini par lui éclater la tête. Le mec était complètement en sang. Il s'est sauvé en gueulant qu'il me tuerait.

Je suis alors retourné au grenier pour leur raconter ce qui venait d'arriver. Tout le monde était d'accord pour me prévoir de sales ennuis avec ce Hell's. C'en était un de la fameuse bande des Bosquets à Montfermeil et ce genre de mec n'hésitait pas à planter un cran entre les omoplates de ceux qui leur barraient la route. Tout le monde m'a conseillé de me faire oublier une semaine ou deux avant de revenir traîner dans le coin parce que les Hell's de Montfermeil allaient probablement établir un système de patrouille pour me retrouver. Ils m'ont tous fait marrer et ils ne semblaient se soucier que d'une chose : que les Hell's ne fassent pas l'amalgame entre eux et moi. Je leur ai dit qu'il n'y avait pas à s'inquiéter et que le mec était un bouffon. Ce n'était certainement pas lui qui allait m'empêcher de sortir sur notre propre territoire. Finalement, je suis rentré et j'ai fait mon boulot tant bien que mal. Et je me retrouve en train d'écrire l'histoire en attendant le sommeil.

Je viens de la relire et je ne la trouve pas mal du tout, cette histoire, pas mal du tout. Ca se voit que je fais des études, décidément. Ca me donne vraiment envie de continuer à écrire et peut-être, pourquoi pas, un roman entier sur la vie de la bande. Tenez c'est promis. La semaine prochaine, je ressors cette histoire et je raconte comment ça s'est passé avec le Hell's de Montfermeil. Comme je vous le disais au début, je pense qu'il n'y a rien à craindre de lui : c'est un bouffon.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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