Le héros

Alors que Michel gravissait l'escalier escarpé de la sortie du cinéma, le bras nonchalamment posé sur l'épaule de Nathalie, il sentit celle-ci qui se raidissait. Elle se retourna brutalement et s'adressa aux deux jeunes hommes qui les suivaient :

- Dites donc, vous, il ne faut pas vous gêner !

Les deux garçons la dévisagèrent avec un air d'incompréhension narquois, un peu comme s'ils avaient eu affaire à un enfant à qui il n'y a aucun argument à opposer car il ne peut pas le comprendre. Finalement, comme à regret, l'un d'eux se décida à questionner ingénument :

- Qu'est-ce qui t'arrive, ma grande ? T'as un problème, peut-être ?

Michel vit que Nathalie frémissait.

- Vous savez bien ce que j'ai, dit-elle.

- Ah oui ? Et qu'est-ce que tu as, ma grande ?

- Vous le savez bien.

Et elle précisa, car les deux garçons n'avaient pas l'air de vouloir comprendre :

- Il y en a un de vous deux qui m'a mis la main aux fesses.

Michel suivait la scène avec inquiétude. Derrière le trio qui se faisait face en s'affrontant du regard, les spectateurs bloqués s'impatientaient. Certains se faufilaient le long du mur, mais il se formait un goulot d'étranglement. D'autre part, ce dont Nathalie ne semblait pas se rendre compte, c'est que chacun des deux gaillards était deux fois plus large que lui. Si elle continuait ainsi, elle allait finir par l'entraîner dans la dispute et il pourrait bien se faire casser la figure.

- Dis donc, ma grande, répondit un des deux jeunes gens, faudrait voir à ne pas prendre tes désirs pour des réalités.

De la foule attardée parvinrent des exclamations : "Qu'est-ce qu'elle a cette salope ?".

Michel vit Nathalie devenir écarlate. La situation devenait périlleuse. Il fallait faire quelque chose de toute urgence. Il regarda à la dérobée les deux lascars et il eut très peur. Brusquement, il saisit Nathalie par le bras et l'entraîna vers le sommet de l'escalier qui débouchait sur le parking.

Nathalie se débattait car elle ne voulait pas en rester là, mais Michel ne lâcha pas prise. Pourtant Michel trouvait tout à fait répugnant l'acte que venait de commettre l'un des deux garçons, et il bouillait de haine pour ceux qui avaient porté la main sur une partie réservée de l'anatomie de Nathalie. Et qui plus est, il était ridiculisé aux yeux de la foule et surtout aux yeux de Nathalie qu'il n'avait pas défendue.

- Tu aurais pu faire quelque chose, l'accusa-t-elle.

- Eh oui, et qu'aurais-tu voulu que je fasse ? Ils étaient deux. Tout ce que j'aurais pu faire, c'est me faire démolir le portrait pour rien.

- Alors comme ça, tu préfères que je me fasse tripoter par tout le monde ? Ca ne te dérange pas ? Et si je couchais avec d'autres garçons, qu'est-ce que tu dirais ? Tu serais d'accord ?

- Mais tu ne comprends rien, essaya d'expliquer Michel. Il ne s'agit pas de cela. Il n'est pas question de te faire tripoter par tout le monde, mais dans ce cas précis, je ne pouvais vraiment rien faire. Tu dois bien le comprendre par toi même.

- Ah oui, tu ne pouvais rien faire ! Et le type qui m'a pelotée pendant un quart d'heure dans le train la semaine dernière ? Il était tout seul pourtant. Tu as fait comme si tu ne voyais rien. Tout ce que je sais, moi, c'est que tu es mort de trouille.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de train, questionna innocemment Michel.

- Tu sais très bien de quoi je parle, conclut Nathalie avant de s'enfermer dans un mutisme hostile.

Et Michel savait bien en effet de quoi il était question. Lorsque cet inconnu avait caressé les fesses de Nathalie durant une bonne dizaine de minutes, il avait préféré faire semblant de ne pas être avec elle plutôt que de s'interposer. Et pourtant, il haïssait cet inconnu qui lui amputait son exclusivité, ainsi que Nathalie qui ne faisait rien pour s'en défendre, attendant ostensiblement une intervention qui ne venait pas. Il avait toujours été peureux et il ne pouvait rien y faire. Finalement, bien qu'il n'ait rien dit, ses réflexions l'incitaient à conclure que Nathalie avait profité de sa lâcheté pour se faire caresser impunément et qu'elle en avait retiré un certain plaisir pervers.

Peut-être était-ce vrai ou peut-être cherchait-il à se dissimuler la vérité. Dans tous les cas, il était pieds et poings liés et il ne pouvait rien reprocher à Nathalie car ce serait reconnaître qu'il avait vu et qu'il était un dégonflé. De toute façon, il évitait toujours de lui faire des reproches, même s'ils lui paraissaient justifiés. Il ne tenait pas à perdre sa petite amie. Cette dernière était superbe : brune aux yeux verts, élancée mais avec des formes généreuses et sachant se mettre en valeur. Michel n'avait jamais été un tombeur et ses conquêtes étaient plutôt rares.

Il ne finissait pas de s'étonner qu'une fille de cet acabit ait pu s'intéresser à lui suffisamment pour qu'ils en arrivent à vivre ensemble, depuis quelques mois. Les pensées les plus sordides lui traversaient l'esprit. Peut-être que cette étudiante avait trouvé là le moyen de financer ses études en trouvant un logement et une assiette bon marché ? Il ne comprenait pas sa chance inespérée.

Michel chercha un exutoire à sa colère dans une conduite sportive, mais sans le trouver. Arrivé devant le minuscule pavillon pour lequel il avait encore 22 ans de traites, il gara la voiture. Nathalie descendit sans lui adresser la parole et rentra sans l'attendre. La soirée fut exécrable et Nathalie ne cessa pas de lui faire des reproches sur n'importe quoi. Il osait à peine se défendre. La nuit, elle ne se laissa pas approcher et Michel passa les minutes qui s'égrenaient à réfléchir à un moyen de redorer son blason Finalement, après une nuit blanche et bien près de l'aube, il eut une idée.

Dans la matinée, il contacta un quotidien bien connu pour ses petites annonces. Là, il pouvait passer à peu près n'importe quoi sans que ce soit déplacé. Il fit donc insérer le texte suivant : "Recherche homme mine patibulaire, désirant gagner une coquette somme pour une heure de travail sans risque et sans danger". Comme il avait une ligne directe à son bureau, il joignit son numéro à l'annonce. Le soir, il acheta des fleurs à Nathalie et fit tout pour se faire pardonner, mais elle boudait toujours.

Le lendemain, il reçut une trentaine de coups de téléphone au sujet de l'annonce. Il finit par sélectionner un homme assez jeune qui lui garantit être très laid et mal rasé mais pas trop grand. Il lui donna rendez-vous le soir même dans un café assez éloigné de son travail. Toute la journée il se joua le scénario génial qu'il avait imaginé. A la sortie des bureaux, il se dirigea furtivement vers le café en question, évitant la compagnie des collègues. Le type était déjà là, et Michel n'eut pas de peine à l'identifier.

L'énergumène avait vraiment une tête à faire peur. Les cheveux presque rasés, plusieurs cicatrices balafrant son faciès horrible, une boucle d'oreille, de vieux jeans troués et pleins de tâches de graisse, d'antiques rangers baillant à la pointe, un pull ignoble.

Michel s'assit face à lui et commanda un café. Il demanda pour la forme :

- C'est vous qui avez répondu à l'annonce ?

- Ouais, c'est bien moi.

Son haleine chargée par l'alcool était pire encore que l'acre odeur de transpiration qui émanait de lui et saturait l'atmosphère dans un rayon de deux mètres.

- Ce que j'ai à vous faire faire est assez spécial, commença Michel.

- Cause, mon gars, répondit le lascar. J'ai l'habitude des coups tordus.

- N'allez pas croire qu'il s'agisse de quelque chose de malhonnête...

- C'est pas la peine de tortiller ! De quoi s'agit-il ?

- Eh bien voilà. C'est assez délicat à expliquer, bredouilla Michel. Comment vous dire ? J'ai une petite amie aux yeux de laquelle je passe pour une lavette et j'ai mis au point un petit scénario qui doit faire en sorte qu'elle révise son jugement.

- Si tu pouvais t'exprimer avec un peu plus de clarté, ce serait tout aussi simple, mon gars.

- Voilà. J'ai imaginé le plan suivant. Mon amie est étudiante et suit des cours tous les matins. Mais l'après-midi elle est libre et reste le plus souvent à mon domicile, seule. Moi, je ne rentre qu'en fin de journée. J'ai donc pensé que vous pourriez vous introduire chez moi quelques minutes avant que je n'arrive. Vous pourriez faire semblant de tenter un cambriolage et lui faire très peur, éventuellement lui donner deux ou trois gifles, mais pas trop fort bien sûr !

- Tu peux me faire confiance, mon gars !

- Au moment donc où elle se trouve terrorisée, j'arrive et je vous casse la figure. Vous faites mine de résister un petit peu et finalement vous vous enfuyez.

- Ah ah, y'a vraiment des mecs qui ne savent plus quoi inventer, rigola le type comme si Michel n'avait pas été là.

- Ca ne vous intéresse pas, s'inquiéta Michel.

- Si si, mon gars, ça m'intéresse au contraire. Et combien tu files ?

- J'avais pensé environ trois cents francs.

- Ouais c'est honnête mon gars. Y'en a juste pour cinq minutes. C'est tout à fait honnête.

L'homme finit sa bière d'un seul trait.

- Et où est-ce que ça se passe ?

Michel lui tendit une carte de visite.

- Voilà, dit-il. J'arrive à six heures moins cinq très précises. Vous n'avez qu'à vous introduire dans le pavillon entre six heures moins le quart et six heures moins dix. La porte n'est jamais verrouillée.

- Et quand est-ce que tu payes, mon gars ?

- Vous faites le coup demain et rendez-vous ici même heure après demain pour ça, mit au point Michel.

- Entendu comme ça, mon gars. A demain donc.

L'homme se leva pour partir. Il ne laissa par d'argent pour sa consommation. Il se retourna avant de sortir et ajouta :

- Et ne frappe pas trop fort, mon gars.

Michel se dépêcha de rentrer. Bien que Nathalie fasse des efforts pour ne rien laisser paraître, il sentit bien qu'elle le méprisait. Il était impatient de voir enfin son petit scénario se réaliser qui lui accorderait le titre sauveur de héros, le rétablissant dans sa position de prince charmant des premiers jours. Cette nuit-là, il posséda Nathalie, mais elle s'offrit sans passion.

Il vécut le lendemain dans un état de fébrilité maladive. Il ne pouvait tenir en place. Il s'enferma à plusieurs reprises dans les toilettes pour travailler un regard méchant et styliser ses coups de poing. Il fallait à tout prix paraître crédible. Il créait des enchaînements imaginaires de crochets, d'uppercuts, de manchettes, entrecoupés de coups de pieds et de genou qui transformeraient son adversaire en lamentable larve rampant sur le parquet. En sortant du bureau, il était gonflé à bloc. Le métro et le train traînaient d'une façon tout à fait inhabituelle, ou peut-être était-il trop impatient. Il jubilait. Il finit par arriver à destination et se retint de courir pour ne pas arriver à bout de souffle.

Il franchit le portail de fer du jardin et monta les marches du perron. Il entrouvrit délicatement la porte. Tout était calme. Il n'y avait aucun bruit et c'était assez étrange. Il posa sa mallette et accrocha son imperméable. L'air de rien, il appela :

- Nathalie, tu es là ?

Personne ne lui répondit. Il jeta un coup d'oeil au salon : complètement sens dessus dessous. "Bon sang, il y a été un peu fort" pensa-t-il. Mais ce silence l'inquiétait. Il n'était pas normal. Et où diable étaient passés Nathalie et le type ? L'inquiétude le gagna et il se précipita à l'étage, dans la chambre. La porte n'était pas fermée, elle avait juste été repoussée. Il l'ouvrit lentement, se préparant à donner l'assaut triomphal au cambrioleur. La première chose qu'il vit, ce fut le désordre. Les tiroirs vidés, les vêtements répandus. Ensuite, il vit Nathalie.

Elle était couchée sur le lit en désordre. Elle reposait sur le dos, les jambes écartées. Elle fixait le plafond, comme hypnotisée. Des pieds à la taille, elle était nue. Plus haut, elle ne portait qu'une chemise déchirée d'où jaillissait sa poitrine opulente. Les poils bruns de son pubis dessinaient un triangle parfait en haut de ses cuisses, sous la lumière blafarde de l'unique ampoule. Ses seuls mouvements étaient ceux de sa lente respiration. Michel se rapprocha.

- Qu'est-ce qui se passe, interrogea-t-il. Sa gorge se serrait et il eut l'impression qu'il avait miaulé.

Nathalie ne sembla même pas avoir remarqué sa présence. Michel s'appuya sur le lit et lui prit la tête entre les mains.

- Mais qu'est-ce qui est arrivé, bon sang, chochotta-t-il.

Le regard vide de Nathalie était perdu dans la surface régulière du plafond. Elle ne semblait pas l'entendre. Michel la secoua. Ses lèvres esquissèrent un mouvement. Michel se pencha pour l'écouter.

- Quatre, murmura-t-elle, ils étaient quatre.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

icone accueil du site icone accueil de la section