Comme un poisson dans l'eau

Une violente odeur lui serra les narines dès son réveil. Une odeur forte, animale, qui lui rappelait quelque chose de précis. Pourtant, c'était impossible, donc il rêvait, ou finissait juste un rêve. Le mieux à faire était encore de se rendormir songea-t-il. Mieux vaut se lever avec l'esprit complètement dégagé. De toute façon, n'importe quelle excuse était valable lorsqu'il s'agissait de ne pas sortir du lit à temps. Il se prépara à replonger dans le sommeil. Malgré tout, le grognement diffus qui provenait de l'obscurité ambiante l'empêcha de réaliser ses voeux. Là encore, le grognement lui rappelait quelque chose de précis.

Mais enfin, qu'aurait-il fait à cette heure dans cet endroit ? C'était la première fois qu'il avait une aussi nette certitude d'être en plein dans un rêve tout en en ayant conscience. Décidément, il était urgent de se rendormir. Il pensa qu'il valait mieux changer de position et roula brutalement sur lui-même. En fait, il perdit l'équilibre et s'écrasa au bas du lit. Au bas du lit ?

Mais non ! Il ne pouvait pas tomber au bas du lit car justement, il avait pour habitude de dormir sur un matelas étendu à même le sol et qui, couvert de coussins, lui servait à se vautrer le jour. Il lui sembla d'ailleurs que la moquette crissait bizarrement sous lui.

Machinalement, il passa sa paume sur le sol pour vérifier. Plus exactement, il eut l'intention de passer sa paume sur le sol, car en fait, il ne le fit pas. Pourtant, il sentit nettement que son bras se déplaçait, mais selon un angle tout à fait curieux. Et ce qui était plus curieux encore, c'est qu'il ne semblait pas se terminer par une main. Et il était maintenant certain de ne pas dormir. Absolument certain, car il s'était fait douloureusement mal aux côtes en tombant.

Il ramena ses jambes sous lui pour se relever, mais elles aussi suivaient un mouvement très curieux, bien plus rigide que celui qu'elles auraient dû effectuer. Il tenta de s'appuyer sur son bras pour se redresser, mais celui-ci ne voulut absolument pas se tourner dans cette direction. La moquette continuait à crisser très très étrangement. Il tourna la tête pour lire l'heure, mais en vain. Nulle part il ne put apercevoir la lueur rouge des chiffres lumineux de son radio-réveil. Tout ce qu'il réussit à faire, ce fut de se rentrer un fil de moquette dans l'oeil. Machinalement, il voulut se le frotter, mais évidemment, son bras ne voulut toujours rien savoir.

Alors là, il commença réellement à s'affoler. Il remua frénétiquement ses membres, tentant toujours de se relever, sans pour autant sembler pouvoir y parvenir. Par contre, ses gesticulations créèrent un intense remue-ménage autour de lui. Et ce n'est qu'alors que son esprit se résigna à admettre l'impossible : cette odeur familière était celle de la grange, ces grognements étaient des meuglements, la moquette qui crissait curieusement était bien sûr de la paille, et s'il ne pouvait plus sentir ses mains, c'est qu'il n'avait plus de mains mais tout simplement des sabots. Il lui fallait se rendre à l'évidence : il était couché dans la grange, et plus fort encore, dans le corps d'un veau.

Après quelques minutes habilement occupées à s'abandonner à la stupeur la plus complète, il commença à tenter d'analyser la situation avec objectivité. Quelle qu'en soit la cause, il se trouvait actuellement dans une peau de veau de quelques mois, enfermé avec une vingtaine de congénères dans un coin de la grange familiale.

S'il ne voulait pas être piétiné à mort par la bande de stupides quadrupèdes qui lui tenaient compagnie, il devait absolument trouver un moyen de se redresser sur ses jambes, pardon ses pattes. Sa précédente tentative infructueuse lui avait montré de façon évidente que cela n'allait pas être simple. Il lui fallait rapidement adopter des schémas mentaux avec les possibilités de cette nouvelle enveloppe. Il communiqua quelques timides impulsions à ses membres afin d'en éprouver les capacités. Après quelques minutes de gesticulations grotesques, pendant lesquelles il ne parvint tout d'abord qu'à effrayer complètement le reste du troupeau et à se ramasser quelques ruades, il finit par saisir approximativement quelques caractéristiques de la transmission nerveuse de ses commandements.

Le reste fut un jeu d'enfant (à moins que ça ne soit de veau), et à l'aide d'une ingénieuse combinaison entre les roulades latérales du tronc et les flexions des pattes, il parvint au bout d'un quart d'heure à s'agenouiller, puis, au bout d'un autre quart d'heure, à se redresser de tout son haut. Il put alors faire ses premiers pas encore tout tremblant, vacillant sur ses pattes tel un poulain qui vient de naître. Ses progrès furent alors rapides et avant que l'aube n'éclaire complètement la grange, il ne heurta que cinq fois l'enclos et ne tomba que deux fois, et encore, à la suite de bousculades provoquées par ses turbulents compagnons.

Après deux ou trois heures de ce petit manège, il estima maîtriser le veau de façon satisfaisante. Il pouvait se mouvoir dans toutes les directions et ne trébuchait que rarement sur les blocs de paille qui jonchaient le sol de manière désordonnée. Il faisait maintenant tout à fait jour, et il commençait à sentir une petite faim. Apparemment, le déjeuner était en retard s'il fallait en croire les récriminations et les appels répétés du troupeau indiscipliné qui l'entourait. L'agitation ne cessait de croître lorsque enfin le père Vincent se décida à faire son apparition. Le père Vincent était le plus ancien ouvrier agricole de son père et depuis toujours avait fait partie de l'environnement familier de celui qui occupait le veau. Ce dernier chercha donc à attirer son attention en l'appelant discrètement, mais il ne put qu'émettre de vagues meuglements qui semblèrent laisser le père Vincent totalement indifférent. Celui-ci renouvelait consciencieusement l'eau des abreuvoirs et ce fut aussitôt la précipitation générale. L'occupant suivit le mouvement car il se sentait une petite soif.

Il était occupé à tenter de laper un peu d'eau sans s'étouffer, ce qui, croyez-le bien, était loin d'être simple comme le montraient ses hoquètements, lorsque son père entra à son tour dans la grange. Il était visiblement en proie à la plus vive agitation. L'occupant tenta à nouveau d'attirer l'attention des deux hommes, mais rien n'y fit dans le brouhaha général des veaux qui se désaltéraient.

- Ah, vous parlez d'une histoire, s'exclama son père à l'intention du père Vincent.

- Que vous arrive-t-il, monsieur Grangeon, interrogea ce dernier.

- Une histoire incroyable, père Vincent. Tout simplement incroyable. Ce matin, imaginez-vous que ma femme entend de drôles de bruits dans la chambre de mon fils. Elle monte voir ce qui s'y passe, mais ce dernier refuse de répondre. Ou plutôt si, il pousse des cris à fendre l'âme. Ma femme vient aussitôt me chercher pour me prévenir. Je monte à mon tour et j'essaie de nouveau d'appeler mon fils. Rien à faire, il n'arrête pas de crier comme un cochon qu'on égorge. Qu'est- ce que je fais : j'enfonce aussitôt la porte, pensant qu'il y a eu un accident, et à l'intérieur qu'est-ce que je trouve ?

- ... ! ?

- Mon fils, mais dans quel état ! Il était à quatre pattes sur le plancher en train de beugler comme un demeuré en se tenant dressé sur le bout des doigts. Il avait complètement chamboulé son mobilier et tout était répandu sur le sol dans le désordre le plus complet, et de plus, il s'était oublié dans son pyjama.

- En effet, tout ça n'est pas très catholique, constata judicieusement le père Vincent.

- Comme vous dites, père Vincent, comme vous dites. Ma femme est catastrophée, quand à moi, j'ai bien l'impression que mon fils est devenu complètement fou. Ce n'est pas son genre de faire des blagues pareilles. On le croirait retombé en enfance. Et ce regard ! Ce regard ! On croirait un veau tellement il a l'air bête !

- Je vais vous dire une chose, monsieur Grangeon, commença le père Vincent, tout ceci ne m'étonne pas.

- Comment ça, ça ne vous étonne pas ?

- Non, pas du tout. Vous savez ce que je pense, moi demanda-t-il. Puis sans attendre la réponse : ça c'est un garçon qui a fait trop d'études. Il a lu trop de livres et toutes ces mathématiques et tout ces trucs invraisemblables qu'on y trouve ont fini par lui chavirer l'esprit. De toute façon, les savants sont tous des fadas. Non, ça ne m'étonne pas du tout.

Si l'occupant avait pu rire, il en serait sûrement mort en entendant cette explication insensée. Mais heureusement, un veau ne peut pas rire. Heureusement ou malheureusement, c'est selon.

- Je ne sais pas quoi penser, concéda son père pour conclure. Tout est possible, père Vincent, tout est possible.

Les deux hommes se tinrent alors cois et s'occupèrent à balancer dans l'enclos de grosses bottes de paille qu'ils expédiaient de toute la longueur de leurs fourches. L'occupant comprit vite qu'il devait engouffrer rapidement sa ration de fourrage s'il ne voulait pas qu'elle soit accaparée par ses congénères qui s'empiffraient à qui mieux mieux. Dans la confusion invraisemblable qui régnait dans l'enclos, il ne vit pas les deux hommes quitter la grange, leur devoir accompli.

Le veau avala une quantité pantagruélique de foin durant l'heure qui suivit. Lorsqu'il fut enfin calé, il se sentit bizarrement lourd et imita ses congénères qui se vautraient au hasard de l'enclos. Après quelques minutes de calme occupées à méditer sur sa nouvelle condition, l'occupant commença à se sentir mal. Une sorte d'état nauséeux mais pourtant dépourvu d'écoeurement. Il essaya tout d'abord de lutter contre les renvois de son estomac, mais finit par ne plus pouvoir y résister. Il ferma les yeux, résigné à rendre, mais quelques secondes plus tard il les rouvrit, psychiquement hilare. Il avait compris qu'il était tout simplement en train de ruminer méthodiquement, comme tout veau qui se respecte.

Il occupa quelques heures à mâchonner puis à faire une petite sieste, tout en réfléchissant à un improbable moyen de communiquer avec les habitants de la ferme afin de les avertir de sa présence dans le veau. Lorsqu'il eut fini de digérer, il s'occupa à faire les cent pas le long de la clôture. Vers la fin de l'après-midi, il commença à en avoir plein les pattes. La journée d'un veau était vraiment d'une monotonie inqualifiable. De plus, il avait sérieusement envie de se rendre aux toilettes. Ses congénères ne se gênaient pas et laissaient de grosses bouses s'écraser dans la paille avec un "plof" retentissant. Après s'être retenu aussi longtemps que possible, l'occupant regarda vers la porte de la grange afin de s'assurer qu'il était seul et se résolut enfin à se soulager dans un coin, aussi discrètement que possible. Honteux, il s'éloigna subrepticement de ses déjections, bien que ses congénères affichassent une superbe indifférence.

Il se sentit alors un petit creux. Malheureusement, le dîner n'avait pas l'air d'arriver. D'ailleurs, le troupeau ne semblait pas l'attendre, occupé à ramasser ce qui restait de paille sur le plancher, du moins ce qui n'était pas coagulé par les galettes de bouse fraîche. Triste sort que celui du veau condamné à vivre dans son assiette, songea l'occupant, avant de se résoudre à imiter ses semblables. Lorsqu'il fut repu, il alla ruminer le dîner et de sombres pensées dans un coin à peu près préservé de l'incontinence du troupeau.

Il était assoupi lorsqu'il fut tiré de sa torpeur par des grincements répétés. Il ouvrit les yeux pour en découvrir l'origine. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il aperçut sa propre soeur gravissant l'échelle qui conduisait à la soupente où était entreposée la provision de fourrage pour l'hiver. Mais que pouvait-elle donc faire ici, s'interrogea l'occupant. De l'endroit où il se trouvait, il apercevait sa soeur à quatre pattes non loin du bord de la soupente, et qui semblait très occupée à étaler la paille de façon régulière. La curiosité de l'occupant se mua rapidement en certitude lorsqu'il vit entrer à son tour Lucien, un jeune ouvrier agricole de son père.

- Edith, appela celui-ci à voix basse.

- Monte, je suis ici, répondit sa soeur de l'endroit où elle était perchée.

Essayez un peu d'imaginer la stupéfaction de l'occupant constatant que sa soeur chérie, dont la conduite avait pourtant toujours été apparemment irréprochable, que sa soeur chérie donc, venait rejoindre en douce ce stupide balourd aux yeux globuleux dans la grange à la tombée de la nuit, pour y accomplir de façon probable de répugnantes ignominies.

C'est intolérable, pensa l'occupant.

Lucien avait maintenant rejoint sa soeur et les deux amoureux s'embrassaient actuellement sans vergogne sous ses yeux. Ceux-ci s'essoufflaient et se pelotaient nerveusement. Quelle honte de voir les mains de ce singe se poser sur le corps délicat de sa soeur. Lucien ne se privait pas de glisser sa main sous le chemisier de celle-ci et de malaxer sa douce poitrine, ni d'ailleurs de farfouiller sous sa jupe. Sa soeur si pure n'était pas non plus en reste, et sa main si fine frottait avec insistance sur un endroit précis de la salopette de Lucien.

L'occupant ne put pas en supporter plus et se leva pour beugler sa réprobation. Il se démena tant et si bien qu'un quart d'heure plus tard, ils étaient vingt à clamer leur désespoir et à ruer aux quatre coins de l'enclos. Le père Vincent arriva d'urgence dans la grange tandis que les deux amoureux reculaient dans la pénombre afin de ne pas être découverts.

Le père Vincent inspecta la grange, cherchant la cause du vacarme. Ne pouvant rien découvrir et en désespoir de cause, il expédia quelques bottes de fourrage dans l'enclos pensant calmer les bêtes. L'occupant l'entendit marmonner :

- C'est incroyable ce que les bêtes sont agitées ce soir. Si on n'a pas d'orage cette nuit, je n'y connais plus rien au bétail, moi. Et il retourna se coucher.

- Ouf, on a bien failli se faire prendre, dit Lucien à la soeur de l'occupant.

- Ah les sales bêtes, lui répondit-elle. C'est cette saleté là qui a tout déclenché, fit-elle en désignant son frère.

- Tu vas voir ça, je vais te le calmer, moi, fit Lucien. Il dégringola l'échelle et saisit la fourche. Puis avant que l'occupant ait eu le temps de réaliser, il se mit à lui assener de grands coups de manche par dessus la barrière. L'occupant cessa de meugler pour se mettre hors de portée.

Décidément, songea-t-il, il vaut mieux renoncer. Mes louables efforts pour sauvegarder la vertu de ma soeur ne m'ont rapporté qu'une bastonnade de cet ignoble domestique.

L'occupant se résigna alors à suivre la scène en spectateur. Les acteurs étaient maintenant nus et force fut à ce malheureux prisonnier de constater que la vision des fesses de sa soeur était loin de le laisser indifférent, car il se trouva rapidement dans un état que la décence ne permet pas de préciser. Ce n'est que tard dans la nuit que les gémissements extatiques de sa soeur se calmèrent et que l'occupant put enfin trouver le sommeil.

Le lendemain matin, il fut de nouveau tiré de son repos par ses bruyants compagnons de chambre. S'il avait jusqu'au soir encore pu croire à un cauchemar, ses derniers espoirs s'envolèrent.

La situation restait inchangée. La journée suivit la même routine que celle de la veille, à deux exceptions près cependant. Tout d'abord, son père ne participa pas à la distribution de fourrage, ce qui attrista considérablement l'occupant car il aimait beaucoup ce dernier, mais rassurons-nous, il ne perdit pas l'appétit pour autant.

Le second changement intervint bien plus tard dans la journée. Au début de la nuit, pour être plus précis. Sa soeur vint bien au rendez-vous, eh oui, mais Lucien ne la rejoignit pas ce soir. Non, ce fut Alex qui vint tenir compagnie à sa soeur. Parfaitement, Alex, le mari de Marguerite la bonne, un bon catholique pourtant et qui plus est, père de cinq enfants. L'occupant fut complètement écoeuré par la conduite inqualifiable de sa soeur et avouons-le, on le serait à moins, mais il ne pipa meuglement.

Il n'allait tout de même pas se faire bastonner par l'ensemble du personnel de la ferme ! Il se contenta d'observer la scène en voyeur, ce qui après tout n'était pas désagréable. La séance fut même fort divertissante lorsqu'Alex, déséquilibré par la frénésie indescriptible de sa soeur, perdit l'équilibre et plongea dans l'abreuvoir. Ce bain forcé calma sensiblement ses ardeurs et la représentation ne fut plus que de courte durée.

Le jour suivant ne fut pas fondamentalement différent et l'occupant s'éveilla sans surprise dans son enveloppe bovine. La journée ne fut pas mauvaise car son père vint prêter main forte au père Vincent. L'occupant apprécia beaucoup cette visite car dans un premier temps elle aboutit à un nettoyage complet de la chambre, pardon de l'étable, qui commençait à en avoir besoin, et dans un deuxième temps, elle lui permit d'avoir de ses propres nouvelles.

- Alors, monsieur Grangeon, comment se trouve votre fils, s'enquit obligeamment le père Vincent.

- Ca ne s'arrange pas du tout, père Vincent, bien au contraire. Les médecins viennent le chercher ce matin pour le mettre sous surveillance médicale permanente, comme ils disent. En fait, nous allons être obligés de le mettre à l'asile de fous. Ma femme est dans tous ses états.

- C'est vrai que cela doit être terrible pour une mère de voir son enfant dans cet état. Et pourquoi donc ne pas le garder ici, à la ferme ?

- J'aimerais bien le garder ici, moi, mais je ne crois pas que cela soit possible. Non seulement il refuse de manger quoi que ce soit, mais ce matin lorsque ma femme a ouvert la porte, il s'est échappé et a couru vers le fossé pour y brouter de l'herbe. C'est absolument incompréhensible, mais si nous ne voulons pas le voir mourir de faim, il va falloir l'alimenter de force, probablement par intraveineuse.

- Eh bien, dites donc, vous parlez d'une histoire !

Et ce soir là, ce fut Bernard, le fils du père Vincent, qui retrouva sa soeur sur la couche de paille à l'étage. Mais cette dernière, rendue prudente par l'incident de la veille, se tint loin du bord et l'occupant manqua le meilleur du spectacle, excepté sur le plan acoustique.

Les trois jours suivants se déroulèrent suivant la même routine monotone. L'occupant commençait un peu à s'ennuyer. De plus, la condition de veau pose une foule de petits problèmes agaçants, comme celui de se gratter par exemple. La seule solution est de se contorsionner en se frottant contre l'enclos, mais ce n'est vraiment pas l'idéal. D'autre part, il était complètement excédé par cette queue ridicule qui pendait derrière son dos et dont il ne parvenait pas à comprendre le fonctionnement. Heureusement qu'il n'y avait pas de mouches.

Ne croyez pas que l'occupant fasse preuve de mauvaise volonté, bien au contraire. Il se consolait en pensant qu'il valait tout de même mieux être un veau qu'un canard par exemple, surtout quand comme lui on avait toujours eu une sainte horreur de l'eau, mais enfin tout de même.

Et puis la vie d'un veau n'offre que peu de surprises et de nouveautés. Le seul fait intéressant se produisit deux jours après la visite de Bernard, lorsque ce fut Laurence, la fille d'Alex, qui vint rejoindre sa soeur. Le solo extatique se mua en un duo fort divertissant, ma foi.

Enfin, le sixième jour, de grands bouleversements intervinrent dans la vie du veau. A l'heure du repas, un camion entra dans la grange et vint se placer face à la porte de l'enclos de la vingtaine de veaux gras. Sur la bâche qui recouvrait le camion, l'occupant lut alors la terrible inscription "Boucheries de l'Ouest".

Il se mit à beugler désespérément en s'éloignant dans le coin opposé. Mais il n'y avait pas d'issue et peu à peu, ses camarades montèrent docilement dans le camion jusqu'à ce qu'il reste seul dans l'enclos, poursuivi par son père, le vieux Vincent et le chauffeur du camion. Finalement, à bout de souffle, l'occupant fut finalement hissé tant bien que mal avec ses congénères et le chauffeur s'exclama : "Celui-là, c'est marrant, mais on croirait qu'il sait où il va !" Croyez ou non ce qui suivit, mais à ces mots, son père et le vieux Vincent s'esclaffèrent. Parfaitement, s'esclaffèrent.

Durant tout le voyage, l'occupant se démena comme un forcené afin de prévenir le drame, mais il finit par se calmer car il avait toujours eu mal au coeur en voiture. Le camion arriva finalement à destination et les veaux descendirent alors dans un étroit couloir. L'occupant essaya encore de résister, mais ces imbéciles de veaux le poussaient pour avancer, les inconscients ! Il arriva en vue de l'homme qui manipulait le pistolet automatique. A partir de cet instant, l'occupant ne comprit plus rien.

Il se retrouva dans un salon anonyme où s'affairait une vieille dame. Il pensa tout d'abord : "Ca y est, je suis tiré d'affaire". Mais deux secondes plus tard, l'univers bascula. Il pensa : "Mais bon sang, qu'est-ce qui m'arrive encore ? Je ne peux plus respirer !" Il tenta de se déplacer mais bascula sur lui-même. Pourtant, il ne tomba pas. Curieusement, il n'y avait pas de plancher sous lui. Il continua à se débattre et heurta à plusieurs reprises un obstacle invisible. La vieille femme ne semblait rien remarquer et continuait à vaquer à ses occupations.

Il se débattit désespérément quelques minutes durant lesquelles sa vision s'obscurcissait progressivement et tout était trouble lorsqu'il perdit connaissance.

* * *

CONFIDENTIEL DEFENSE :

Origine : Centre de recherche et d'expérimentation secrète de P...
Destination : Ministère de la Défense.
Objet : Etude du transfert mémoriel et nerveux par l'intermédiaire du NERVIMUT IV.

Le 28 octobre 1983, le premier transfert de schémas mémoriels et nerveux a été réussi à l'aide du NERVIMUT IV. Il s'agissait d'intervertir dans leurs structures physiques respectives un humain mâle âgé de 22 ans et un veau de 7 mois.

Les sujets choisis l'ont été par commodité dans une ferme visible du toit du centre de recherche et d'expérimentation. De plus, le sujet humain retenu ayant effectué des études universitaires scientifiques sembla offrir de larges facultés d'adaptation, comparables à celles d'un agent moyen.

Conformément aux prévisions, le sujet s'est rapidement intégré dans sa nouvelle structure et a aisément pris le contrôle du nouveau corps qui lui était attribué, et ceci malgré une ignorance totale de l'expérience.

A l'avenir, il parait donc possible d'introduire nos agents au domicile de hauts responsables politiques ou militaires de puissances étrangères sous la forme d'animaux familiers. A ce niveau, nous pouvons donc considérer l'expérience comme réussie.

Malheureusement, le sujet de l'expérimentation n'a pas pu être récupéré bien que, nous le répétons, cet échec ne remette absolument pas en cause le succès de l'opération. En effet, après le transfert mémoriel, le corps du sujet humain nouvellement occupé par l'esprit du veau fut déplacé dans un asile d'aliénés qu'il ne sembla pas alors indispensable de localiser avec précision.

Malencontreusement, le veau fut lui aussi emmené quelques jours plus tard. Il appartenait à un lot de bêtes destinées à la boucherie. Lorsque nos observateurs prirent conscience du drame, la bête était dans la chaîne d'abattage et nous ne pûmes alors qu'effectuer un transfert d'urgence dans le corps d'un animal tout proche. Il s'agissait d'un poisson rouge appartenant à la femme du veilleur de nuit de l'abattoir.

L'impossibilité de préparer un meilleur transfert faute de temps ne nous laissa pas non plus la possibilité d'en étudier tous les paramètres. Il apparut en effet que le sujet, incapable de prendre le contrôle de son nouveau corps dans un délai rapide, ne put comprendre à temps le fonctionnement des branchies et se noya dans son bocal pendant que nous soufflions d'avoir évité la catastrophe.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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