Le train-train quotidien

Un lundi matin tout ce qu'il y a de plus ordinaire, Hervé s'éveilla péniblement. Comme chaque matin, après avoir médité quelques minutes sur la nécessité réelle de se rendre au bureau, il finit par se résoudre à se lever. Il pivota sur le lit et machinalement il chercha du pied ses pantoufles. Après les avoirs localisées, il tenta d'y entrer mais il n'y réussit que difficilement. Quelque chose clochait. Il baissa les yeux sur ses pieds et l'explication fut tout de suite évidente : les pantoufles étaient à l'envers. C'est incroyable, pensa Hervé, c'est la première fois que cela arrive. Il chercha une explication sans la trouver et finit par conclure qu'il avait dû manquer d'attention en les déposant la veille au soir. Ce n'était pourtant pas son genre.

A vingt-huit ans, Hervé était déjà une sorte de petit vieux, tout au moins en ce qui concerne l'attitude face à l'existence. Complètement désabusé, il ne s'intéressait plus à rien. D'ailleurs il ne se rappelait pas s'être un jour intéressé à quelque chose de significatif. Fonctionnaire anonyme dans un service à la finalité obscure, il vivait la même routine accablante depuis des années. Taciturne, il passait des journées entières sans adresser la parole à ses collègues. Sa seule ambition résidait dans l'amélioration du deux pièces dont il payait les traites avec une régularité implacable. Les semaines identiques se succédaient : les jours ouvrables au bureau, le week-end à la pêche ou le nez dans un classeur de timbres lorsqu'elle était fermée. Invariablement, il passait ses vacances à la montagne où il faisait de longues randonnées solitaires, à la recherche de fleurs rares pour son herbier.

Nous comprenons bien maintenant qu'un phénomène comme l'inversion de ses pantoufles laisse Hervé perplexe. Lui dont les gestes étaient calculés au millimètre commettant une telle bévue, il y avait de quoi se poser des questions. Hervé ne manqua pas de s'en poser tout en se versant le café déjà préparé par sa cafetière programmable. Lorsqu'il eut terminé ses deux tartines, il fit immédiatement la vaisselle. Il n'aimait pas voir traîner les choses sales. Il fit soigneusement sa toilette matinale et se brossa méticuleusement les dents. Il enfila ensuite son costume passe-partout et descendit prendre sa voiture dans le garage. Bien qu'il habitât Paris, et que ceux-ci soient facilement accessibles, il n'empruntait pas les transports en commun. Il ne supportait pas la pression de la foule. Il y avait beaucoup trop d'étrangers, de mégots, et l'odeur était insupportable.

Lorsqu'il eut garé sa voiture, il gagna son poste de travail. Celui-ci se faisait si rare qu'il fallait l'utiliser avec parcimonie, faute de quoi, à dix heures, la journée prenait un aspect désertique. Jusqu'au soir, il n'y eut pas d'incident dans la vie d'Hervé. Il rentra chez lui et fit un peu de ménage. Il prépara à manger, laissa le plat au four et se versa un petit whisky en attendant qu'il soit chaud. Il mangea ensuite en regardant les actualités régionales. Aussitôt, il fit la vaisselle, puis se réinstalla face au poste jusqu'à la fin du film. Quelques minutes plus tard, il était couché. Avant de s'endormir, il eut un soupçon et ralluma. Il se pencha hors du lit. Mais non, les pantoufles étaient correctement alignées. Rassuré, il trouva le sommeil.

Le lendemain matin, Hervé s'éveilla péniblement. Il médita quelques minutes sur la nécessité de se rendre au bureau. Finalement, il se décida et pivota sur le lit. Ses pieds partirent à la recherche de ses pantoufles et y entrèrent difficilement. Le coeur battant, Hervé se pencha vers ses pieds. Les pantoufles étaient disposées à l'envers. Le coeur bondissant, il se leva et fouilla précipitamment l'appartement sans rien y découvrir. Il perdit du temps et ne put pas faire la vaisselle, ce qui l'énerva. Du reste, il dut se débattre avec sa cravate avant de réussir à faire un bien médiocre noeud. Il était si secoué qu'il parla même de l'aventure à un collègue qui l'écouta d'une oreille distraite, ne semblant pas saisir la portée de l'évènement.

Jusqu'au soir, tout se déroula normalement. Hervé se coucha en prenant bien soin de vérifier la position des pantoufles. Dans la nuit, il se réveilla deux fois, trempé de sueur, pour contrôler qu'elles n'avaient pas bougé. Le matin, son radio-réveil déclencha la sonnerie au lieu de sa station favorite, ce qui n'était jamais arrivé et dont il eut horreur. De très mauvaise humeur, il constata que ses pantoufles étaient à l'envers, inexplicablement. Bouleversé, il cassa son bol en faisant la vaisselle, un bol qui était devenu une sorte de fétiche. Il commit de nombreuses erreurs de conduite avec sa voiture et s'attira les foudres des autres automobilistes qui ne cessèrent de klaxonner et de l'injurier copieusement. Il était si excédé qu'il alla jusqu'à répondre aux insultes en des termes qu'il n'aurait auparavant jamais pu imaginer dans sa bouche.

Arrivé à son bureau, il ne put mettre la main sur son stylo. Ce n'était qu'un vulgaire stylo distribué par l'Administration, mais il n'était pas d'humeur à subir les plaisanteries insipides de ses collègues qui, bien qu'ils vissent qu'Hervé s'étouffait de colère, ne reconnurent pas avoir touché à ce stylo. Son chef de bureau lui apporta un nouveau stylo, rigoureusement identique, qu'Hervé lui arracha pratiquement des mains. Bouillant de colère, il travailla à un rythme infernal et passa le reste de la journée à se monter contre tout le monde. Il n'avait pas l'intention de se prêter de bon coeur à cette sinistre machination.

Le soir, arrivé devant la porte de son appartement, il s'aperçut qu'il avait oublié les clefs dans la voiture, ce qui était notoirement impossible puisqu'elles devaient se trouver dans sa sacoche qu'il n'avait pas ouverte de toute la journée. Il redescendit fouiller la voiture et après une demi-heure, il fut évident qu'il ne les retrouverait pas. Il remonta précipitamment, décidé à enfoncer la porte, et s'aperçut qu'elle était ouverte. Il trouva les clefs sur le guéridon, à côté du téléphone. Etait-il possible qu'il ait oublié de fermer la porte en sortant ce matin ?

Profondément agité, il prépara à manger. Lorsqu'il voulut se verser un whisky, il découvrit que la bouteille était vide. C'était impensable puisqu'une bouteille lui durait plus d'un mois et qu'il ne l'avait achetée qu'une semaine auparavant. Se serait-il mis inconsciemment à boire plus que de coutume ? A la place, il se servit une anisette. Lorsqu'il l'eut terminée et qu'il voulut aller sortir le plat du four, il se rendit compte que celui-ci n'était pas allumé, bien qu'il fut absolument certain de l'avoir fait. Exaspéré, il mit le four en marche et se versa une seconde anisette. Pour un peu, il aurait renoncé à manger. Le soir, il se coucha en plaçant les pantoufles volontairement à l'envers. Il eut du mal à trouver le sommeil, subissant l'effet inhabituel d'une double dose d'apéritif.

Dès que l'horripilante sonnerie du radio-réveil lui fit ouvrir les yeux, Hervé plongea vers les pantoufles. Elles étaient restées à l'envers. Ceci le conforta dans l'idée que quelqu'un, quelque part, cherchait à perturber le cours tranquille de son existence, pour une raison obscure, et il se sentit faible et désarmé contre cette menace d'origine inconnue. Il se dirigea vers la cuisine pour s'apercevoir que la cafetière automatique n'avait pas préparé le café. Comment avait-il pu omettre de la mettre en marche la veille, il ne se l'expliquait pas. Il perdit du temps à faire passer le café et ne put manger qu'une tartine, pour la première fois depuis de nombreuses années. Plus tard, il fulmina en découvrant que les clignotants de sa voiture ne fonctionnaient pas.

Au bureau, il ne put trouver ni son stylo neuf, ni son crayon, ni même sa gomme. Trouvant que la plaisanterie avait assez duré, il se mit à invectiver ses collègues. Sous l'empire de la plus noire colère, il alla jusqu'à en gifler un, ce qui déclencha le courroux de son chef de bureau. Celui-ci le pria de regagner son domicile et de ne revenir que le lendemain, et évidemment dans de meilleures dispositions et préparé à faire des excuses. Il précisa à Hervé qu'il ferait bien de se raser, et celui-ci s'aperçut alors avec stupéfaction qu'il avait complètement oublié. Il fit un crochet par le garage pour faire remettre ses clignotants en état. Lorsque le mécano actionna la commande, les feux s'allumèrent normalement, et Hervé se sentit ridicule.

Rentré chez lui, il décida de téléphoner à un copain d'enfance qu'il n'avait pas vu depuis des mois. Quand il décrocha le combiné, il entendit la tonalité caractéristique d'une ligne en dérangement. Il sortit pour appeler l'agence commerciale de la cabine du coin de la rue. La préposée l'informa alors de ce que sa ligne avait été coupée à sa propre demande. Comme Hervé s'insurgeait, la jeune femme lui expliqua qu'un simple appel suffisait à enregistrer la demande de résiliation d'un abonnement et qu'il devait passer à l'agence pour faire rétablir sa ligne. Hors de lui, Hervé hurla à l'innocente employée du téléphone ce qu'il pensait d'une telle pratique.

L'après-midi, il mit en marche la machine à laver sur un programme lainages. Lorsqu'il ouvrit le tambour, il découvrit que le linge avait bouilli et qu'il était inutilisable, bon à jeter. La télévision n'émettait que des lignes horizontales défilant à grande vitesse, tandis que la radio grésillait insupportablement, comme perturbée par un appareil électrique mal isolé. Comme il frappait depuis un bon moment sur le plafond et le plancher pour informer les voisins de faire cesser le phénomène, le gardien vint l'avertir de ce qu'il n'y avait personne dans les appartements environnants à cette heure de la journée.

Le soir, après que les plombs eurent sauté à trois reprises, il renonça à classer ses timbres et partit se coucher dans un état de frénésie proche de l'hystérie. Il avait le net sentiment d'être le jouet d'une puissance supérieure et malveillante. Décidé à lutter jusqu'au bout, il sortit à tâtons sa boîte à outils et cloua les pantoufles au parquet, correctement positionnées. Il s'agita toute la nuit.

Lorsqu'il ouvrit les yeux jeudi matin, Hervé se rendit compte que le réveil n'avait pas fonctionné et qu'il devrait déjà être au bureau. Il tenta d'enfiler ses pantoufles puis se rappela qu'il les avait clouées. Il se pencha et vit qu'elles étaient fixées à l'envers sur le parquet, en dépit des règles élémentaires de la physique. Pieds nus, il courut s'habiller. Fébrile, il ne parvint pas à nouer sa cravate qui se tortillait comme un serpent. Furieux, il fit un double noeud ordinaire pour clore l'incident. Incapable de se maîtriser, il lâcha son rasoir électrique qui se brisa avant qu'il ait pu s'en servir. S'abstenant de déjeuner, il dégringola au sous-sol pour prendre sa voiture. Halluciné, il déboucha comme un bolide dans la circulation. Les commandes répondaient mal. Au premier carrefour, au lieu de tourner à gauche comme il le désirait, le véhicule continua tout droit. Hagard, il stoppa dans un crissement de pneus. Il tenta d'ouvrir la portière, mais celle-ci demeura obstinément fermée. Les larmes lui vinrent aux yeux, puis il hurla sauvagement. Il commença à tambouriner sur les vitres puis se mit à lacérer le revêtement capitonné de la voiture avec ses dents et ses ongles. Il vit que la foule s'agglutinait autour de la voiture puis sombra dans un brouillard rouge d'abord, et finalement opaque.

Hervé reprit conscience dans une petite chambre anonyme, toute blanche et chichement meublée. Il se leva, constatant qu'on lui avait passé un pyjama rayé. Il découvrit que le mobilier était solidement rivé soit au sol, soit aux cloisons. La porte était verrouillée et il appela quelqu'un. Quelques minutes plus tard, deux hommes vêtus de blouses blanches ouvrirent la porte et expliquèrent à Hervé comment on l'avait ramassé la veille dans sa voiture et lui déclarèrent qu'il était très fatigué et devait se reposer.

Sans y faire allusion, Hervé comprit qu'il était dans un asile d'aliénés. La meilleure solution pour en sortir était d'adopter un comportement normal pour dissiper le terrible malentendu. Il resta calme et parla aimablement aux deux hommes. Au bout d'un moment, il demanda à se rendre aux toilettes. Les deux infirmiers l'accompagnèrent et l'attendirent devant la porte. Après avoir satisfait à un besoin naturel, Hervé tenta d'ouvrir la porte, mais elle resta bloquée. La lumière s'éteignit. Oubliant ses bonnes résolutions, Hervé commença à frapper du poing sur la porte et se mit à hurler.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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