Toutes les chances sauf une

Dès leur plus tendre enfance, Philippe et Roger furent les meilleurs amis du monde. Nés à quelques jours d'intervalle, ils commencèrent à se fréquenter alors qu'ils ne parlaient ni ne marchaient encore. Ils s'interpellaient en gazouillant depuis leurs landaus respectifs tandis que leurs mères, réunies par leurs promenades quotidiennes, bavardaient amicalement. Dès qu'ils purent marcher, ils inventèrent ensemble toutes les bêtises imaginables. Ils restaient inséparables, et pourtant beaucoup de choses les différenciaient qui auraient dû les détacher.

La famille de Philippe était très pauvre, tandis que celle de Roger, sans être richissime, vivait dans une certaine opulence. De ce fait, Roger avait toujours de très beau jouets, très coûteux. Philippe n'avait que de petits jouets bon marché. Ce dernier était bien un peu jaloux, mais Roger n'était pas prétentieux et ne tirait pas parti de la situation pour l'humilier, bien au contraire, et il partageait volontiers. Les deux amis pouvaient donc continuer à entretenir des relations cordiales.

A l'école par contre, Philippe s'en tirait sensiblement mieux que Roger. Philippe était un élève exceptionnel tandis que Roger n'obtenait que les résultats les plus ordinaires, pas mauvais mais dans la moyenne. Et là, Philippe aidait bien volontiers Roger. Et ils grandissaient toujours unis.

Quelques années plus tard, arriva l'âge où les garçons commencent à fréquenter les filles. Philippe avait des relations laborieuses avec ces dernières. Il était intelligent, subtil, mais timide, pas très beau surtout, et ne pouvait offrir ni cadeaux, ni sorties. Roger, par contre, était d'une conversation moins profonde mais plus facile. Et bien entendu, il était beau, lui. Avec l'argent de poche qui lui était distribué largement, il pouvait faire des cadeaux importants, payer pour les filles. Comme il partait à chaque fois lors des vacances scolaires, il était toujours bronzé et avait bien des merveilles à décrire. Il compta rapidement de très nombreux succès et Philippe en profita indirectement puisqu'il "finissait" souvent des conquêtes de Roger, mais il passait toujours après. Sans en parler, il en était un peu gêné, mais c'était tout de même mieux que rien.

Après avoir obtenu tous deux le baccalauréat, les amis se fréquentèrent d'une façon plus épisodique. Philippe, qui avait beaucoup de facilités entama une classe préparatoire aux grandes écoles. Roger se contenta d'entrer dans une classe privée d'informatique, absolument inconnue. Philippe réussit brillamment son concours et il fut admis dans la plus cotée des grandes écoles de commerce. Roger continua d'avancer vers un diplôme anonyme. Souvent, les deux amis se retrouvaient pour disserter ou pour faire une virée ensemble. C'était encore Roger qui payait pour deux mais Philippe lui disait : "Tu verras plus tard, quand j'aurai mon diplôme. Ce jour là, c'est moi qui pourrai t'inviter, et royalement, tu peux me croire !" Et Roger admettait que finalement, oui, Philippe était certainement mieux armé pour l'avenir.

Ce dernier obtint sans difficulté son diplôme et trouva du travail dans un grand cabinet d'audit anglo-saxon, un des "Big-Eight". Il perçut immédiatement un bon salaire. Roger qui obtint lui aussi son diplôme n'eut pas à chercher d'emploi. Une place l'attendait dans l'entreprise que dirigeait sa tante. Il obtint un salaire de complaisance, sans aucun rapport avec les qualifications qu'il offrait à la société. Quand Philippe apprit que Roger gagnait bien plus que lui, il lui déclara : "D'accord, tu gagnes plus que moi pour le moment. Mais reconnais-le, tu ne dois ta place qu'à tes relations familiales alors que moi, je dois faire preuve de mes capacités. Mais je ne saurais rester longtemps à cet échelon et les cabinets d'audit promettent une progression rapide aux éléments travailleurs et compétents. Je vais rapidement multiplier mon salaire de base alors que ta progression sera limitée par ton manque de réelle formation". Les propos de Philippe n'étaient pas dépourvus d'une certaine aigreur mais Roger ne lui en tint pas rigueur. Bien au contraire, il avait suffisamment de bon sens pour se ranger à cette opinion.

En fait de réussite sociale, celle de Philippe fut moins rapide que celle qu'il escomptait au départ. Il lui semblait pourtant que son travail était en mesure de donner toute satisfaction à ses supérieurs hiérarchiques, mais ceux-ci le laissaient végéter. Oh, il grimpait régulièrement, mais trop lentement à son goût. Il mit huit ans à doubler son salaire de départ, alors qu'il en avait prévu quatre initialement. Roger, lui, se vit confier la direction de son service après cinq ans, bien que de son propre aveu, il n'ait pas été le plus adéquat dans la fonction. Mais il s'en tirait tout de même, sans panache certes. Naturellement, il gagnait bien plus d'argent que son copain d'enfance. Les deux amis se virent moins durant cette période.

Puis Philippe se maria. Il avait rencontré Brigitte lors d'une mission dans une société cliente de son cabinet. Celle-ci était secrétaire. Elle n'avait pas une bien grande envergure intellectuelle, mais elle était suffisamment mignonne pour que Philippe ne puisse espérer trouver mieux malgré la certaine aisance matérielle qu'il était capable d'assurer à une épouse. Roger persista dans le célibat et continua à accumuler les conquêtes, toutes plus magnifiques les unes que les autres : mannequins vedettes, chanteuses, danseuses, actrices de second plan... Il revint voir Philippe un peu plus souvent. Ce dernier, qui s'était résigné à voir Roger monter plus haut que lui, déclarait pour se consoler : "Tu devrais te marier, toi. Tu te prépares des lendemains qui déchantent. Moi, j'ai une femme qui m'aime, mais toi, lorsque tu seras trop vieux, tu resteras tout seul si tu continues ainsi". Mais Roger refusait d'avoir une vision à si long terme.

Bientôt, Philippe et Brigitte eurent une fille. Il fallait voir comme le papa était heureux ! Par contre, sur le plan professionnel, sa progression était loin de s'accélérer. Bien sûr, le salaire de Philippe aurait fait bien des envieux parmi le commun des salariés, mais ce n'était qu'une fraction de celui de Roger qui avait remplacé sa tante à la tête de la société. Alors Philippe déclarait : "Je dois reconnaître que mes prévisions se sont avérées fausses sur le plan pécuniaire. Mais l'un dans l'autre, je crois tout de même que je suis plus heureux que toi. A ton âge, il devient peu probable que tu finisses par te ranger et avoir des enfants. Tu mourras sans connaître les satisfactions immenses que me donne ma fille". Et Roger, qui décidément n'était pas contrariant, acquiesçait. Et c'était vrai qu'il avait l'air jaloux de Philippe puisqu'il rendait de fréquentes visites au couple et qu'il passait des heures à bêtifier avec la petite qu'il couvrait de cadeaux, comme il l'eut fait de sa propre fille.

Les amis vieillirent. La petite Mélanie devint une belle jeune femme. Philippe, qui vivait à l'aise, offrit à sa famille un superbe pavillon entouré par un parc conséquent. Naturellement, ce n'était rien à côté du château et des vastes chasses parsemées d'étangs que Roger avait hérité de sa tante, en Sologne. Philippe et Brigitte, accompagnés de Mélanie, se rendaient souvent dans sa propriété. Mais il devenait visible que Philippe acceptait la situation avec une certaine mauvaise grâce et qu'il ne faisait que céder aux instances de sa femme. D'ailleurs, il vieillissait bien plus vite que Roger, et à peine eut-il passé l'âge de la retraite qu'il se voûta et devint prématurément un vieillard. Roger ne semblait pas vieillir et malgré son âge, il comptait toujours de très nombreuses conquêtes, aussi jeunes et fraîches, que jolies et gaies. Mais il devenait clair qu'il mourrait sans descendance. Les seuls moments de joie pour Philippe étaient ceux où il pouvait dire à Roger : "Regarde comme elle est belle, ma fille. Et intelligente, ce qui ne gâte rien. Voilà le sens de ma vie. Toi, si l'on y réfléchit bien, tu auras vécu en vain". Vraiment, Roger faisait preuve de beaucoup de bonne volonté car Philippe faisait souvent paraître une aigreur désagréable.

Un jour, comme c'était devenu prévisible, Philippe mourut. Roger prit en charge toute l'organisation des funérailles, cherchant à soulager la douleur des deux femmes. Il y avait assez peu de monde à l'enterrement de Philippe qui avait rompu avec la plupart de ses relations personnelles vers la fin de son existence.

Une fois que le cercueil eut été enseveli et que l'assistance ait défilé devant Brigitte pour lui présenter ses condoléances, Roger se dirigea vers elle. A son oreille, il murmura discrètement : "Je crois que maintenant que Philippe n'est plus parmi nous, il va bien falloir apprendre à Mélanie que je suis son père. Je tiens à tout mettre en ordre pour que mes biens lui reviennent à ma mort". "Naturellement, répondit Brigitte, laisse-moi simplement le temps de l'y préparer en douceur. Elle l'aimait bien quand même, cet abruti".

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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