Tant pis pour l'homme

Brof était complètement accaparé par les développements imprévus de son dernier programme informatique lorsque la sonnerie retentit. Il appuya sur le bouton qui connectait son visiophone avec la caméra de l'entrée du dôme. Virka se trouvait devant le sas. Brof l'admira quelques instants avant de répondre. Décidément, qu'elle était belle ! Quel galbe des tentacules ! Quels reflets dans les ocelles ! Il déclencha l'ouverture et parla dans le micro :

- Entre, Virka, je suis dans le labo informatique.

Quelques instants plus tard, la visiteuse fit son entrée dans le laboratoire. Elle connaissait le dôme de Brof comme le sien et celui-ci n'avait plus besoin de se déplacer pour aller l'accueillir.

- Salut, Brof, trilla-t-elle sur un ton enjoué.

- Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite, questionna Brof.

- Rien de particulier. J'avais simplement envie de passer quelques instants avec toi, Brof.

Décidément, se dit celui-ci, je crois bien que j'ai ma chance avec Virka. Il faudra bien que je me décide un jour à vaincre cette stupide timidité qui me paralyse. Bon sang, j'aimerais pourtant bien la serrer dans mes tentacules ! D'autant plus qu'elle a laissé tomber Niark et qu'elle est libre actuellement.

- Qu'est-ce que tu fais, demanda Virka avec une lueur enjôleuse.

- Brof pensa défaillir. " Elle m'allume, elle m'allume ", pensa-t-il. Il tenta de ne pas laisser briller sa confusion.

- J'ai programmé un système biologique complètement nouveau, expliqua-t-il, basé sur le carbone.

- Comme tu as des idées originales, Brof, fit Virka admirative.

- Regarde ce que cela donne, proposa Brof. J'avais commencé par programmer quelques formes simples, des amibes très proches de celles dont nous descendons tous. Et comme pour nous, la vie s'est développée très rapidement, mais ce qui est curieux, c'est qu'elle n'est pas restée confinée dans le liquide nouveau que j'avais imaginé, l'eau, mais qu'elle s'est répandue sur le sol et s'est exposée à la brûlure mortelle de l'atmosphère. Le plus étrange, c'est qu'elle a fini par s'y adapter et cela a donné des formes de vie très étonnante, très différentes de celles que nous connaissons. Tiens, regarde, je vais t'en montrer quelques unes.

Brof pianota sur son clavier à l'aide de quatre ou cinq tentacules et, sur l'écran, un animal bizarre apparut. C'était une sorte de mastodonte presque ovale, dépourvu de ventouses, avec quatre espèces de tentacules sur lesquels il s'appuyait et une sorte de prolongement se terminant par une bouche et qui ne portait que deux ocelles amusantes.

- Qu'est-ce qu'il est rigolo, s'esclaffa Virka. Il ressemble un peu à une baleine.

- Je l'ai appelé brontosaure, déclara Brof. Il y en a eu plein d'autres dans le même style, mais ils ont presque tous disparu et il n'en reste plus que quelques petits dans la programmation. Mais regarde, il en est apparu de bien plus invraisemblables.

Brof tripota de nouveau son clavier et un autre animal s'y dessina qui nageait dans l'air. Parfaitement, cet animal nageait dans l'air, à l'aide de deux membranes.

- Celui-là, expliqua Brof, c'est un oiseau, je ne sais plus lequel. Il est couvert de petits prolongements loufoques appelés plumes.

- C'est incroyable, s'exclama Virka.

Elle était complètement émerveillée. " Elle va craquer " exulta Brof. " Je l'étonne encore un petit coup et elle ne pourra plus me résister ". Il manipula encore une fois les touches de la machine et un nouvel animal apparut, qui se tenait droit sur deux tentacules et qui en avait deux autres plus petits à l'autre extrémité du corps principal.

- Ouah, qu'il est laid, hurla Virka surexcitée.

- Je l'ai appelé l'homme, commenta Brof. C'est l'espèce dominante au point où en est arrivé le programme, comme nous ici. Ce qui est curieux, c'est qu'elle a évolué à peu près de la même façon que nous. Presque tout ce que nous avons inventé, l'homme l'inventerait aussi, ainsi que d'autres choses encore, s'il pouvait avoir une existence réelle. C'est une espèce intelligente et j'ai beaucoup de mal à la maintenir dans la mémoire centrale. Elle essaie de s'emparer toute seule des mémoires auxiliaires, d'une manière proprement incompréhensible.

- C'est merveilleux, s'écria Virka.

Elle accompagna sa démonstration d'admiration de grands moulinets des tentacules et ce qui devait arriver arriva.

- Attention, hurla Brof, mais trop tard.

Dans sa maladresse, Virka avait débranché la machine.

- Bon sang, s'exclama Brof, tu viens de fiche le programme en l'air. Il était dans la mémoire centrale et je n'avais pas encore sauvegardé sur disquette.

- Oh, je suis désolée, Brof. Vraiment, je suis désolée. Alors tout est perdu ?

Brof se contint difficilement car ce programme avait nécessité beaucoup d'efforts. Puis il pensa à ne pas brusquer Virka, s'il ne voulait pas la vexer et compromettre toutes ses chances.

- Ce n'est rien, va, lui pardonna-t-il hypocritement. De toute façon, l'homme allait bientôt disparaître en s'autodétruisant ainsi que toutes les autres formes de vie avec une des ses inventions terrifiantes, du moins je le pense.

(c) François Hède 1986 - reproduction interdite par tous moyens.

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